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  Conférence de Mme Fauconnet-Buzelin
sur Jacques Chastan le 22 septembre 2007, à Digne-les-Bains


 
   
 


Il n’est pas facile de parler de façon significative de Jacques Chastan en une demi-heure, tellement sa vie est riche en évènements et en enseignements. Je vais essayer de dire l’essentiel en divisant cette intervention en deux parties, un rappel de sa vie que beaucoup d’entre vous connaissent déjà, mais qui est encore un peu étrangère à certains, et une mise en relief des principaux traits de sa personnalité spirituelle qui peuvent, sinon nous servir de modèle, du moins nous inspirer dans notre propre cheminement.

Mais avant de commencer je voudrais que nous ayons une pensée pour deux personnes absentes physiquement, mais reliées à nous par la prière et par le cœur : le père Thierry Cazes, curé de Sisteron, qui a redécouvert Jacques Chastan il y a douze ans, mais qui n’a pas pu venir parce qu’il est souffrant ; et le père Charles Lee, notre interprète coréen des célébrations de 2003, l’une des principales chevilles ouvrières de tous les échanges franco-coréens, qui après plus vingt années de ministère et d’études en France, vient d’être rappelé en Corée par son évêque. Sans eux, nous ne serions pas rassemblés ici aujourd’hui.


I. La vie

Enfance

Jacques Chastan est né le 7 octobre 1803, à Marcoux, dont son père, André Chastan, était originaire. Sa mère, Marie-Anne Rougon était de Pompierry, dans la région de Seyne-les-Alpes. La famille était relativement aisée pour l'époque, puisqu’elle possédait une maison (qui existe toujours), un troupeau d'une cinquantaine de bêtes, deux mules et suffisamment de terre pour nourrir huit enfants. Jacques, l'aîné, aura quatre frères et trois sœurs. Très jeune il se voit confier la garde du troupeau. Cette formation de bon pasteur, cette familiarité avec la nature et les animaux, cette capacité à assumer seul des responsabilités trop lourdes pour lui resteront ancrées dans sa personnalité missionnaire. Jacques deviendra un homme solide physiquement et moralement, résistant à la fatigue et à la souffrance, habitué à l'effort et à la discipline du travail collectif.

Mais dans sa famille très unie et très pieuse, il trouve aussi une grande sécurité affective, beaucoup de sollicitude et de rigueur morale. Ce sera donc un homme bon, tendre, attentif aux autres, honnête, scrupuleux, et extrêmement chaleureux dans ses relations.

À mesure qu’il grandit, sa gentillesse, sa docilité et sa vertu d’enfant bien élevé attirent l’attention du curé qui persuade sa famille de l’orienter vers la carrière ecclésiastique. Aussi, après qu'il ait appris à lire et à écrire auprès de ses parents et reçu les premiers rudiments de latin de la part du curé, le met-on au collège de Digne à quinze ans ; puis deux ans plus tard on l'envoie au petit séminaire d'Embrun. Ce garçon de plein vent, habitué à l'exercice et au grand air, mais timide et ignorant du monde, a beaucoup de mal à s'adapter à l'univers confiné du séminaire, et à vivre loin de sa famille. Il se soumet sans enthousiasme à la volonté de ses parents et de ses supérieurs, et s'enferme dans l'obéissance laborieuse d'un élève médiocre.


Vocation

Sa vie commence à basculer le 3 décembre 1820, quand il entend au réfectoire le récit de la vie de saint François-Xavier, le grand apôtre de l’Asie et le patron des Missions. Le jeune bas-alpin de dix-sept ans découvre soudain que le monde ne se limite pas aux murs du séminaire ni aux montagnes de Marcoux. Et il comprend en même temps que s'il doit être prêtre, ce n'est pas pour s'assurer une situation honorable au milieu de gens bien installés dans une religion confortable, mais pour porter la Bonne Nouvelle jusqu'aux extrémités de la terre. Comme saint François-Xavier, il rêve donc d’être missionnaire.

L’année d’après, un nouveau choc va irrémédiablement bouleverser l'existence de ce modeste fils de paysan promis à une tranquille carrière de vicaire de campagne. En se plongeant dans la lecture des revues missionnaires très répandues dans les séminaires de l’époque, Jacques Chastan découvre en 1821 une histoire extraordinaire, celle de l’Église de Corée.


L’Église de Corée

La Corée est à cette époque le pays le plus fermé d'Asie. C'est le Royaume Ermite dont aucun habitant ne doit sortir et dans lequel aucun étranger n'a le droit de pénétrer sous peine de mort.

Les seuls Coréens autorisés à sortir du pays sont les ambassadeurs qui chaque année portent le tribut à l'Empereur de Chine. Au dix-huitième siècle, ils ont ramené chez eux des livres de théologie chrétienne traduits en chinois, leur langue administrative, par les jésuites de Pékin.

Ces livres soulèvent l'enthousiasme d’un groupe de jeunes intellectuels coréens qui, en1784, envoient l'un des leurs à Pékin par l'intermédiaire de l'ambassade. Le jeune homme, Yi Seung Hoon, se fait baptiser en secret sous le nom de Jean-Baptiste et, à son retour, il baptise ses compagnons. Une première communauté, très dynamique, se constitue autour d'eux. Mais le gouvernement, inquiet de ces nouvelles tendances, réagit rapidement en déclenchant une première persécution contre les sectateurs d'une doctrine étrangère jugée dangereuse pour la sécurité de l'État.

Les chrétiens coréens résistent, s'organisent dans la clandestinité et prennent peu à peu conscience du besoin fondamental de toute Église : la nécessité d'obtenir des sacrements et donc la présence de prêtres. Sur leur demande, transmise par des chrétiens clandestinement infiltrés dans l'ambassade, l'évêque de Pékin leur envoie un jeune lazariste chinois, Jacques Chu, qui réussit à se maintenir pendant six ans dans le pays, mais est arrêté et exécuté lors d’une grande persécution en 1801 de même que des centaines de Coréens. Les survivants privés de leurs biens s'exilent dans des endroits retirés, et en 1811 réussissent à faire parvenir une lettre au pape Pie VII, lui demandant de leur envoyer des prêtres. Mais le pape n'est pas à Rome, et n'a plus aucun pouvoir, car l'Empereur des Français, Napoléon 1er le retient prisonnier à Fontainebleau. Malgré leur héroïque résistance, les chrétiens coréens ne recevront aucun secours.

Telle est l’histoire que Jacques Chastan découvre à Embrun, en 1821. Désormais, le timide séminariste n'aura plus qu'un but, répondre à la demande de cette Église persécutée qui réclame en vain de l'aide depuis vingt ans et qui devient l'objet de tous ses désirs et de tous ses rêves. Sa décision, encore secrète, sera irrévocable.

En 1822 Jacques Chastan entre à dix-neuf ans au grand séminaire de Digne. Il lui faudra quatre ans de sollicitations assidues, à temps et à contre-temps, pour obtenir de son évêque, Mgr de Miollis, l'autorisation de partir en mission, autorisation qui ne lui sera accordée que quelques jours à peine avant son ordination, en décembre 1826.

Le 1° janvier 1827, une semaine après son ordination, Jacques vient faire ses adieux à sa famille qui n'a jamais voulu prendre au sérieux ses projets missionnaires. La réaction de désespoir de sa mère est terrible. Jacques gardera toute sa vie le remord de cette séparation.

Le lendemain, il part pour le séminaire des missions des Missions étrangères de Paris qui forme des prêtres séculiers pour les pays d’Asie. Il a vingt-trois ans.

Paris-Pinang

Trois mois plus tard, il s'embarque à Bordeaux à bord d'un voilier, le Navigateur, à destination de Macao, le comptoir portugais qui est le centre des missions d’Extrême-Orient. Ses supérieurs l’ont affecté à la mission chinoise du Setchoan. Son voyage, retardé par une tempête et un naufrage, va durer quinze mois au lieu de six.

Quand il arrive à Macao, en juillet 1828, une surprise l'attend, bonne et mauvaise à la fois. Car pendant son voyage, une nouvelle lettre d'appel au secours des chrétiens coréens est arrivée à Rome et le pape a demandé aux Missions étrangères d'envoyer quelques missionnaires en Corée. Les directeurs ont tout d'abord refusé estimant que leurs effectifs étaient déjà insuffisants et qu'un tel projet n'avait aucune chance de réussir. Mais, sur l'insistance de Rome, ils ont accepté d'organiser une consultation auprès de tous leurs missionnaires pour voir s'il s'y trouverait quelques volontaires pour tenter cette expédition impossible.

Ainsi contre toute attente Jacques Chastan, en débarquant à Macao, retrouve la mission de ses rêves qu'il n'osait plus espérer, sa chère Corée. Évidemment, il se porte aussitôt volontaire. Mais le procureur, inquiet de sa naïveté, de son inexpérience et de son trop grand enthousiasme, l'envoie s'accoutumer aux usages asiatiques dans le collège de Pinang, en Malaisie, où il est chargé d'apprendre le latin et la théologie à de jeunes séminaristes chinois. La déception est immense et Jacques doit faire, une nouvelle fois, la dure expérience de la soumission.

Quand, au bout de deux ans, on s'aperçoit enfin qu'il n'est vraiment pas fait pour l'enseignement, et qu'entre-temps il a appris le chinois, on l'affecte au service de la communauté chinoise d'une île voisine, Poulo-Tikus où se révèlent des qualités pastorales qui ne se démentiront jamais. Il est très aimé des chrétiens.

Cependant il n'a pas oublié la Corée et pour une fois, la chance va lui sourire. Car il a pour supérieur un jeune évêque, Mgr Bruguière, qui travaille avec lui à Pinang et s'est lui aussi porté volontaire pour la Corée. En 1831, le nouveau pape, Grégoire XVI, nomme Mgr Bruguière vicaire apostolique de Corée et le charge de recruter les collaborateurs de son choix.

La nouvelle arrive à Pinang en 1832. Mgr Bruguière part aussitôt, dans la plus parfaite incertitude, à la conquête de sa nouvelle mission et promet à Jacques de l'appeler dès que la voie sera tracée. Il leur faudra plus de quatre ans pour trouver le moyen d'entrer en Corée

Chine

Jacques quitte Pinang en juin 1833, un an après Mgr Bruguière qu'il doit rejoindre à Pékin mais qu'il ne reverra jamais. Il passe par Macao, puis s'embarque pour Fougan, où il rencontre Pierre Maubant, le deuxième volontaire recruté par Mgr Bruguière. Pour plus de sécurité les deux hommes décident de voyager séparément car la Chine est toujours interdite aux étrangers.

Pierre Maubant, après une halte secrète à Pékin, se réfugie en Mongolie, au-delà de la grande muraille, où Mgr Bruguière, retardé par la maladie, viendra le rejoindre en 1835. Jacques lui, après de multiples péripéties, accepte de l'évêque portugais de Pékin, un poste provisoire dans la province chinoise du Chan Tong une presqu’île située en face de la Corée sur la mer jaune. Au bout d'un an il attrape la dysenterie en administrant des malades et échappe de peu à la mort.

En 1836, il reçoit des nouvelles de Corée. Mgr Bruguière est mort à quelques jours de marche de la frontière coréenne, mais Pierre Maubant a réussi à entrer à sa place et lui envoie des guides pour le mois de décembre suivant. Cette fois, la Corée lui tend les bras.

Au mois de novembre Jacques Chastan se met en route. Il évite Pékin, franchit en cachette la grande muraille et arrive le jour de Noël à Pien Men, la dernière ville chinoise, en Mandchourie, où il rencontre les quatre catéchistes coréens chargés de le conduire. Il change son costume chinois pour celui d'un pauvre homme coréen puis, en compagnie de ses guides, traverse à pied le fleuve gelé et franchit la frontière par un trou percé dans les fortifications. C'est le 2 janvier 1837, dix ans jour pour jour après son départ de Digne. Il a trente-trois ans.


Corée

La vie en Corée est pour les chrétiens, et plus encore pour leurs missionnaires, extrêmement dangereuse et pénible. Jacques Chastan et ses deux confrères, Pierre Maubant et Laurent Imbert, le nouveau vicaire apostolique qui entre un an après lui, doivent vivre dans la clandestinité la plus totale, ne se déplaçant que la nuit et toujours sous l'habit de deuil qui les tient à l'écart du monde. Pour ne pas faire repérer leur présence, ils changent presque chaque jour de maison et vivent dans la hantise que leur arrivée dans un village ne provoque une dénonciation et une persécution. Ils parcourent des centaines de kilomètres, à pied, à cheval ou à dos de bœuf, par des sentiers à peine praticables, souvent dans la neige et la glace. Ils dorment très peu, à même le sol, et mangent encore moins car les Coréens eux-mêmes qui les hébergent sont pour la plupart réduits à la misère. Et régulièrement ils reçoivent des nouvelles d'arrestations, d'apostasies, de tortures, d'exécutions frappant leurs fidèles.

Pourtant les conversions continuent à se multiplier : en trois ans le nombre de chrétiens passe de trois mille à neuf mille.

Mais, après deux années de harcèlements sporadiques, une nouvelle persécution générale contre les chrétiens est déclanchée au début de l'année 1839. Au fur et à mesure que se multiplient les arrestations, les procès et les exécutions, l'étau se resserre autour des missionnaires dénoncés par des apostats mais héroïquement protégés par des chrétiens fidèles. La prise en juin des trois principaux chefs de la chrétienté coréenne, Paul Chong, Charles Cho et Augustin Yu, suivie en août par celle de Laurent Imbert, va précipiter les évènements. Confronté à la cruauté des interrogatoires dont sont victimes, avec et devant lui, les chrétiens emprisonnés, l'évêque prend la décision, exceptionnelle dans l'histoire de l'Église, de demander à ses confrères de se livrer dans l'espoir que leur capture fera cesser les poursuites. Les deux missionnaires obéissent, sans tergiverser, le 6 septembre, ayant seulement pris le temps d'écrire le dernier rapport de la mission et quelques lettres d'adieux.

Le procès des missionnaires a duré près de deux semaines pendant lesquelles on a essayé par tous les moyens de leur faire dénoncer les chrétiens qu'ils avaient administrés. Les Annales officielles de la cour de Corée attestent que ni les juges ni les bourreaux n'ont réussi à les faire parler. Ils ont été décapités à l'issue d'un grand cérémonial public, le 21 septembre 1839.

II. Le modèle missionnaire


Désir

Jacques Chastan a un projet de vie. Il est, dès l’âge de dix-sept ans, habité par un désir profond, celui de rejoindre les chrétiens de Corée. Au départ ce désir s’apparente à un rêve, à une folie, et c’est ainsi que le perçoit son entourage : sa famille, ses amis et même son évêque. Mais derrière la part inévitable et bien humaine d’enthousiasme juvénile et d’illusion, il y a chez Jacques Chastan le sentiment intime d’une nécessité spirituelle qui s’impose à lui, et à laquelle il ne peut pas se dérober parce qu’elle vient de plus haut que lui. Toutes ses années de séminaire sont marquées par ce qu’il perçoit non seulement comme un appel (le propre de toute vocation) mais plus encore, et de façon assez mystérieuse, comme le pressentiment d’un destin à accomplir coûte que coûte. C’est cette certitude intérieure, modelée, éprouvée par des années d’oppositions extérieures et de contrariétés, qui lui donnera la persévérance et le courage nécessaires pour franchir tous les obstacles qui le séparent de son but. Ces obstacles, et Dieu sait comme ils furent nombreux et variés, apparaissent comme autant d’épreuves nécessaires pour purifier son désir de toute projection personnelle. Quand il entre enfin en Corée, Jacques Chastan n’est plus le jeune exalté qui rêve d’une mission impossible, mais le serviteur dépouillé de tout qui peut reprendre à son compte la parole du prophète : Me voici Seigneur, je viens faire ta volonté.


Générosité, écoute et respect de l’autre

Jacques Chastan n’est pas parti en mission par goût de l’aventure, ou pour imposer ses idées, mais bien pour répondre à la demande des chrétiens coréens. Son désir n’est donc pas motivé par la satisfaction d’une envie personnelle mais par un mouvement de solidarité et de sympathie (souffrir avec) envers ceux qu’il perçoit, en tant que prêtre, comme les plus déshérités. Pourtant cette générosité radicale (en entrant en Corée, il sait qu’il en mourra) ne s’accompagne d’aucun sentiment de supériorité ou de condescendance, car chez lui amour de Dieu et amour de prochain coulent de la même source. Ils sont de la même qualité. Voici ce que disaient de lui les chrétiens coréens :

« Il répandait au loin la bonne odeur du Christ (…) On ne pouvait approcher de lui sans se sentir tout échauffé de l'amour de Dieu. Les chrétiens trouvaient en lui l'amour d'un père et la tendresse d'une mère. »(Actes des Martyrs de Corée)

C’est bien cette sollicitude à la fois tendre et protectrice, maternelle et paternelle, qui transparaît dans la lettre qu’il écrit à ses fidèles au moment de se livrer :

« En présence des évènements, je désirais de tout mon cœur souffrir en votre place les maux de la persécution ; hélas !, c’était impossible. Me cachant donc à grand peine, je voulais d’une part attendre l’ordre de la Providence, le commandement de mon évêque, et de l’autre prendre en pitié l’état d’abandon où vous réduirait le mort de vos pasteurs. »

Jusqu’à son dernier acte pastoral, celui de se livrer, Jacques Chastan fera passer l’intérêt de ses fidèles avant ses envies ou ses préférences personnelles.


Persévérance.

Il en a fallu beaucoup à Jacques Chastan, puisqu’il a mis dix ans pour accomplir son projet. L’épreuve a été particulièrement difficile à Pinang où il a dû remplir une fonction, celle de professeur, pour laquelle il n’était pas fait. Il s’y est soumis, mais il ne s’est pas résigné. Il a conservé intact son ressort intérieur : la foi, l’espérance et le courage qui lui ont permis de rebondir. Il aurait pu se décourager et sombrer dans la dépression. L’histoire des missions ne manque pas d’exemples de jeunes missionnaires enthousiastes et bien intentionnés au départ qui craquent devant la déception, le choc d’une réalité qui ne correspond pas à ce qu’ils attendaient. Il faut un solide équilibre humain et une grande fermeté spirituelle pour résister à la désillusion, surtout quand on a tout quitté sans espoir de retour. Au collège de Pinang, Jacques Chastan a dû constater ses limites. Il a accepté humblement, sans se braquer, les remontrances de ses supérieurs et le chahut de ses élèves, alors qu’il ressentait durement l’isolement affectif puisqu’il n’avait pas reçu la moindre nouvelle de sa famille depuis son départ, plus de deux ans. Voici ce que pensait de lui le supérieur du collège :

« Monsieur Chastan, qui les juge (les élèves) meilleurs qu’ils ne sont, tout occupé à étudier la langue, ne les surveille point. Il n’a pas l’art de gouverner les jeunes gens. On se plaint aussi qu’il prononce fort mal le latin et qu’il est mal entendu par les écoliers, ce qui ne m’étonne pas car il a l’accent du midi très prononcé. »

Malgré les difficultés quotidiennes de son travail de professeur, malgré la fatigue et les divers malaises dus à l’acclimatation, il a tenu, passant tout son temps disponible et une partie de ses nuits à combler ses lacunes en apprenant le Chinois. S’il a réussi, c’est moins grâce à ses compétences que grâce à sa persévérance et son humilité.
Humilité

Cette humilité est une humilité authentique, sincère, dénuée d’affectation ou de fausse modestie ; une humilité au sens étymologique du terme : le sens de la terre (humus), c’est-à-dire le sens des réalités et des limites de la condition terrestre.

Jacques Chastan ne se prend pas pour plus qu’il n’est, mais pas pour moins non plus. Il sait parfaitement que parmi des confrères plus intellectuels et plus expérimentés que lui, il passe un peu pour un paysan, pour un naïf. Il ne s’en offusque pas, mais il ne se laisse pas non plus rabaisser. Humilité n’est pas synonyme d’humiliation. Jacques Chastan connaît ses faiblesses, mais il connaît aussi ses atouts. Il a confiance en lui parce qu’il a confiance en Dieu. Il sait que Dieu a confiance en lui et attend de lui des choses difficiles qu’il l’aidera à accomplir. Aussi son humilité est-elle indissociable d’un sens aigu de l’humour, d’une finesse spirituelle (au double sens de spiritualité et d’ironie) dont il ne se départira jamais. En 1830, il écrivait ainsi au procureur de Macao :

« La dure Corée a pour moi bien des charmes, mais lorsque je réfléchis sérieusement que je ne suis qu’un ignorant, un stupide, un lourdaud de Provençal, je suis bien forcé de convenir que c’est être bien téméraire que d’entreprendre dans de telles dispositions une œuvre qui demande des hommes accomplis en vertus et en science, en un mot un apôtre (…) (Pourtant), si l’on veut mettre sur mes épaules le fardeau, on trouvera toujours en moi un bon âne de Provence qui ne refusera pas la charge pourvu que l’avoine ne manque pas. »

Ce sens de l’humour se manifestera jusqu’au bout, jusque dans la lettre d’adieu qu’il écrit le 6 septembre 1839 aux directeurs des Missions étrangères pour leur demander de ne pas abandonner la chrétienté de Corée après son exécution et celle de ses confrères :

« Pour encourager nos chers confrères qui seront destinés à venir nous remplacer j'ai l'honneur de leur annoncer que le ministre Yi, actuellement grand persécuteur, a fait faire trois grands sabres pour couper des têtes. »

Comment a-t-il pu parvenir à une telle sérénité dans des circonstances humaines aussi catastrophiques ? Nous touchons ici au dernier trait remarquable de sa personnalité spirituelle, sa capacité d’abandon.

Abandon

L’abandon n’est pas la même chose que l’obéissance, même si l’obéissance en fait partie. C’est un état de disponibilité intérieure qui lui permet d’accepter les contrariétés et de résister aux moments les plus difficiles. Une soumission non seulement à l’autorité de ses supérieurs, mais à ce qu’il interprète, dans les évènements qui adviennent sur sa route, comme la volonté de Dieu. En 1834, alors qu’il est complètement perdu et isolé en Chine, ne sachant de quel côté se tourner, il explique dans une lettre écrite à son cousin, M. Allemand, professeur au collège de Digne, la méthode qui lui permet de sombrer dans le découragement :

« Quand je sens naître en moi quelque sentiment de tristesse à la vue des obstacles que le démon suscite (…) pour me faire perdre courage, je le rejette aussi promptement que je puis ; j’ai éprouvé bien des fois qu’au moment où tout paraît perdu, un acte de soumission au bon plaisir de Dieu n’et pas plutôt formé que tout change tant Dieu semble vouloir faire notre volonté. »

Jacques laisse Dieu guider sa vie, mener la danse de son existence. Cet abandon intérieur n’est cependant pas synonyme de passivité, d’inertie. Au contraire, il lui permet une grande souplesse extérieure. D’un côté Jacques Chastan ne désobéit jamais, ne cherche pas à s’imposer, ni à imposer ses idées. Aussi est-ce un homme de paix qui ne se braque pas devant les oppositions, qui ne cherche pas à avoir raison à tout prix ou à dominer les autres. Mais, dans son for intérieur, il se maintient dans un état de disponibilité et de vigilance qui lui permet de profiter des moindres occasions d’avancer vers ce qu’il pressent être l’accomplissement de son destin. Dès qu’il perçoit une brèche, par exemple dans le désaccord hiérarchique entre Mgr Bruguières et les directeurs des Missions étrangères, il s’engage sans tergiverser dans la voie qui a sa préférence. Bref, il sait travailler en équipe, à sa place parmi les hommes et à sa place sous le regard de Dieu qui finira par le conduire là où il désirait aller.

Cet abandon atteint son plus haut point lors de son entrée en Corée. En effet, contrairement à ses prévisions, au lieu de se réjouir d’avoir enfin atteint son but, Jacques est terrassé par l’angoisse. Quelques mois plus tard, il avouait dans une lettre aux directeurs des Missions étrangères :

« Le récit des tourments qu’on faisait endurer à cinq confesseurs de la foi (…) l’appréhension continuelle où j’étais qu’on vînt se saisir de nous et nous en faire subir de pareils ou de plus cruels encore me fit impression pendant quelques jours. Je compris alors que le martyre considéré dans l’oraison à quelques mille lieues de l’endroit où l’on peut le subir, et dans l’endroit même où l’on est exposé à un danger prochain de le subir, produit un effet bien différent. » (Cette lettre sera par la suite donnée en exemple par les professeurs des Missions étrangères à tous les aspirants missionnaires un peu trop exaltés par la tentation du martyre).

Seul l’abandon intérieur permettra à Jacques de surmonter cette peur bien légitime sur le plan humain. En évoquant cette crise dans la lettre d’adieux à sa famille, il écrira :

« Depuis Dieu m’a fait la grâce de ne plus craindre. »

À partir de ce moment-là, Jacques Chastan a atteint ce que les grands spirituels, comme François d’Assise, appellent la joie parfaite, la joie inaltérable de ceux qui ont atteint un état d’intime union avec Dieu, une joie qui transcende toutes les circonstances. Cette joie transparaît dans toutes ses lettres écrites de Corée.

« Qu’il est bon d’être ici. Vous ne sauriez croire comme il est doux de mener une vie dure et laborieuse au milieu de grands dangers auxquels on s’est exposé librement pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. » (à son cousin M. Allemand, octobre 1838)

« Je m’estime heureux de me trouver dans ce pays-ci et je vous avoue franchement que je ne changerai pas pour la meilleure cure du diocèse de Digne. » (à ses parents, octobre 1838)

« Je jouis d’une bonne santé, très content de me trouver ici au milieu des dangers. » (aux directeurs, octobre 1838)

Elle culmine dans la lettre d’adieu à ses confrères, alors que la chrétienté coréenne semble ruinée et qu’il s’avance vers une mort épouvantable :

« Si quelque chose pouvait diminuer la joie que nous éprouvons en ce moment du départ, ce serait de quitter ces chers néophytes que nous avons eu le bonheur d'administrer pendant trois ans et qui nous aiment comme les Galates aimaient saint Paul. Mais nous allons à une trop grande fête pour qu'il soit permis de laisser entrer un sentiment de tristesse dans son cœur. Nous avons l'honneur de recommander ces chers néophytes à votre ardente charité. » (confrères, 6 septembre 1839).

C’est à cette joie, inexplicable sur le plan humain, que l’on reconnaît la sainteté, la sainteté qui n’est sans doute pas autre chose que le fait, pour un individu à priori comme les autres, d’avoir su percevoir et réaliser le dessein que Dieu avait sur lui, d’avoir su répondre à sa vocation et accomplir sa mission. Que cette mission soit extraordinaire, comme celle de Jacques Chastan, ou beaucoup plus anodine, comme celle de la plupart d’entre nous.

Pour moi, la découverte de Jacques Chastan a été une rencontre fondamentale qui a totalement renouvelé ma vie intérieure. Il est devenu et demeure un compagnon de route très proche auquel je peux me référer dans les bons comme dans les mauvais jours. Je souhaite sincèrement qu’il en soit de même pour chacun d’entre vous. Je peux vous assurer que c’est une excellente fréquentation !

 


 



 
   
       
   
 
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