Besoin
Le football interroge la civilisation. Pourquoi des parties
de ballon rond mettent-elles en émoi presque toute
la planète et une proportion non négligeable
de ses populations ? Pourquoi ceux qui s'en fichent par
principe sont-ils contraints de ne pas s'en désintéresser
complètement, à certains moments - comme ces
derniers jours - où la pression des autres est telle
qu'il deviendrait inhumain, héroïque, impossible
en fait, de ne pas en savoir au moins quelques bribes ?
Et de ne rien éprouver du tout, fût-ce quelques
sourires ou déceptions complices.
Ces passions positives et négatives à côté
desquelles on ne peut se contenter de passer en détournant
le regard, si grande soit l'envie de penser à autre
chose, que disent-elles, précisément, de cet
« autre chose » ? Les excès mêmes
de la mobilisation mentale, psychologique, mythologique
autour du foot méritent examen. Pas tant au premier
degré (le football, sport simple, peut être
beau), mais au deuxième ou même au troisième
degré. C'est que la « griserie » dont
parlait Dominique Quinio dans La Croix du 5 juillet correspond
à un manque, à une lacune dans le reste des
manières de vivre ensemble. Le sport, surtout collectif,
est une des rares occasions qu'ont des peuples d'éprouver,
au même moment, des envies simples et immémoriales
: vaincre, admirer, oublier, tendre vers un but (c'est le
cas de le dire mais ce n'est pas un hasard). Applaudir,
rire, pleurer des héros, des guerriers.
Les dérives de cette passion (esprit de lucre, dopage,
hystérie, violence parfois, chauvinisme, racisme
même) ne doivent pas cacher les ressorts plus positifs
qui peuvent entrer dans la catégorie « faute
de mieux ». C'est sans doute faute de mieux que l'on
s'emballe pour ces riens fugitifs. C'est faute de mieux
dans l'offre d'admiration du reste des activités
humaines. Ni la nature (elle inquiète) ni la société
(elle est dure) ne suscitent ces emballements. La religion
le peut, parfois, mais dans nos pays exténués
d'ancienneté et de vieillissement, les sujets d'investissement
positif ne surabondent pas. L'argent n'est pas accessible
à tous, le travail se dérobe trop souvent,
les villes étouffent, l'économie est dure
aux faibles, la culture s'éparpille, les familles
aussi. Quant à la politique, la charité impose
qu'on ne détaille pas trop les raisons du désabusement
dans lequel elle a fini par mettre le peuple.
Ainsi peut-on dire que le football est une drogue, licite,
de compensation. Car il offre, tout bêtement, à
beaucoup, l'occasion de grands plaisirs. Ses règles
sont simples. Les matchs gagnés sont comme des fêtes
amicales où l'on trinque, où l'on chante,
où l'on danse même. Et puis, c'est une drogue
qui n'est généralement pas dure. Il peut y
avoir des surdoses, mais la dépendance n'affecte
que peu de gens. La fureur retombe comme un soufflé.
Les stades sont pleins, des urnes de bruit et d'hymnes conquérants.
En quelques minutes, après le coup de sifflet final,
ils se vident comme une baignoire et un silence sépulcral
retombe. On pourrait presque y prier. Ceux qui ont vibré
retournent à leurs affaires, reprennent leur auto,
leur métro, vont dormir. Même ceux qui ont
pleuré, en cas de défaite, sauront vite sécher
leurs larmes. L'oubli vient à toute vitesse. Les
tragédies sont momentanées. La prochaine fois
on recommencera à éprouver les mêmes
angoisses et les mêmes joies qu'un même détachement
viendra toujours conclure. Pour ceux qui aiment, c'est un
bon moment à passer. Pour ceux qui en ont ras les
oreilles et les yeux (« Qu'est-ce qu'il y a d'autre
à la télé ? »), c'est un mauvais
moment à passer. Le foot est toujours de passage.
Une comète. Un ballon lancé dans l'azur.
Équipes
Il y a un autre sport, réputé plus noble,
qui mobilise aussi supporteurs, entraîneurs, vedettes,
préparateurs, experts, commentateurs, public : c'est
la compétition politique. Avec sélection,
phases d'élimination, finale, camp victorieux, camp
des défaits. Un sport à la fois d'équipe
et individuel. On le présente généralement
comme beaucoup plus décisif pour notre avenir. La
vérité oblige à dire qu'il faut parfois
avoir recours au bon docteur Coué pour se persuader
que la compétition qui s'avance, dans le ciel de
France, met en jeu notre avenir. Qu'elle est vitale, historique.
On en jugera dans un an, car tout sera joué.
Pour l'heure, les camps s'activent... contre eux-mêmes.
Ils ne sont pas tendus vers le but adverse. Ils sont encore
dans les vestiaires. Ils s'échauffent. Ils se font
des coups en vache. Ils essaient de piquer les équipements
du rival.
Des journalistes passent le nez par la porte entrebâillée
et entendent des propos peu amènes, des engueulades,
parfois même homériques. Ils s'empressent de
les rapporter au peuple qui, dans les tribunes, prend son
mal en patience. C'est leur boulot, aux journalistes, de
signaler ce qui se passe dans les vestiaires du PS, de l'UMP,
de la gauche extrême et de l'extrême droite,
et même du centre (car il y a partout beaucoup de
demeures, même dans la petite maison du centre).
L'énergie dépensée à se disputer
en famille ne peut être employée ni à
réfléchir à l'avenir du pays, ni à
l'adversaire qu'il faudra dominer, et donc pas du tout à
se préparer aux matchs de la phase finale. Aux trois
hypothèses de l'UMP (Villepin, Sarkozy et pourquoi
pas Chirac ?) répondent les cinq hypothèses
des socialistes (Royal, Strauss-Kahn, Lang, Fabius et pourquoi
pas Jospin ?). Flinguer son coéquipier, voilà
l'occupation principale. Il sera toujours temps, quand les
combattants exsangues auront choisi leur meneur de jeu,
pour les rivaux d'hier, de présenter la personne
choisie comme l'équivalent d'un Zidane : ce qu'il
faut à la France. Et nous les verrons, avec leurs
bleus à la face pas encore effacés, louanger
le candidat officiel de leur camp comme s'ils en avaient
toujours été des partisans loyaux et enthousiastes.
Il faut se préparer à ces palinodies pour
en être moins affecté quand, forcément,
elles se produiront.
Et vous verrez alors des foules s'assembler, acclamer les
sélectionnés, des militants se transformer
en supporteurs, des propagandistes se déchaîner
comme des commentateurs sportifs. Des griseries monter avant
que des déceptions et des larmes viennent saisir
la moitié du pays (car, comme d'habitude, il y aura
un Français sur deux de déçu). On pleurera
peut-être plus discrètement. Mais il y aura
sûrement des cortèges de voitures sur les Champs-Élysées,
des drapeaux tricolores, des Marseillaise. Quel match !
Et tout le monde ira se coucher.
Bruno Frappat , La Croix du 8 juillet
2006 |