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Un Dieu désirable
Par le Père André FOSSION, sj. Institut Lumen Vitae, Bruxelles
Chers amis et amies,
Je voudrais avec vous ce matin faire un pas avec vous dans l’intelligence de la foi et dans la joie de croire. C’est, en effet, une question de joie. L’Evangile, comme le mot lui-même l’indique, est une bonne nouvelle que l’on peut comprendre intellectuellement, mais qui, surtout, a pour effet de nous mettre dans la joie.. Souvenons-nous de cette phrase de la première lettre de l’Apôtre Jean : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons touché du Verbe de Vie, nous vous l’annonçons pour que votre joie et notre joie soient complétées » (1.Jn 1,3-4).
Cette tâche de mieux comprendre la foi et de goûter à la joie qu’elle procure est d’autant plus impérieuse que nous sommes dans une époque de profonde mutation avec des défis nouveaux sans précédent. Il y a un monde qui meurt, mais ce n’est pas la fin du monde. Car il y a un monde qui vient. De même, il y a un christianisme qui meurt et christianisme qui vient. Il y a des formes d’Eglise qui meurent et aussi des formes de vie chrétienne qui naissent et qui sont encore à inventer. Nous sommes aujourd’hui dans cette période d’ « entre-deux », inconfortable parce que des choses meurent, mais passionnante parce que d’autres choses naissent. Il est vrai qu’il y a une crise de la foi, qu’il y a une crise de l’Eglise. Mais les temps de crise sont toujours des temps d’imagination, d’invention, d’engendrement de la nouveauté.
Si vous êtes ici ce matin, jeunes et moins jeunes, individus et communautés, c’est pour ensemble donner toutes ses chances à l’Evangile ; c’est pour donner une postérité nouvelle, une vitalité renouvelée à la Bonne Nouvelle de l’Evangile.
Comme je le disais en commençant, je voudrais avec vous faire un pas en avant dans l’intelligence de la foi comme dans la joie de croire. Je vais m’adresser à votre intelligence. Je n’ai pas dit que j’allais m’adresser aux « intelligents » ; nous avons tous et toutes une intelligence. Et c’est à l’intelligence de tous et de toutes que j’adresse. L’intelligence est importante car pour vivre la foi, surtout en cette période de profonds changements, il faut bien s’efforcer de la comprendre, de saisir ce qui est essentiel, afin de pouvoir la vivre mais aussi afin de pouvoir en parler, en rendre compte dans notre entourage, en débattre fraternellement avec ceux et celles que nous rencontrons.
Je vous propose un parcours d’intelligence de la foi, de la Bonne Nouvelle, en 7 points. On pourrait en ajouter d’autres. Mais je vais m’en tenir à ces sept points qui me paraissent essentiels aujourd’hui pour comprendre la foi et la vivre avec bonheur. Ces sept points sont 7 bonnes nouvelles. Elles ne vous toucheront sans doute pas toutes ni de la même manière. L’important est que chacune et chacune d’entre vous puissent avancer, progresser, du point où il en est, dans la foi, dans la joie de croire.
1ère Bonne Nouvelle. A l’origine de notre existence, une bonté donatrice qui nous ouvre les plus hautes espérances.
Pour beaucoup aujourd’hui, un Dieu créateur est incroyable. D’abord, s’il y a un Dieu créateur, alors pourquoi le mal ? Le mal est la première raison qui est invoquée pour refuser Dieu. Face au mal, on met Dieu « en cause » ; et il devient incroyable. De plus, pourquoi invoquer un Dieu créateur puisqu’il y a aujourd’hui une théorie explicative suffisante de l’évolution des espèces. Il n’y a pas de création, mais évolution progressive et hasardeuse de la matière jusqu’aux organismes vivants.
Comment la tradition chrétienne nous invite-t-elle à penser la création ?
1.1. La première grande idée, c’est de ne pas confiner la création dans le passé. L’expérience de la création, elle est maintenant, dans l’instant même où nous vivons. Nous ne sommes pas à l’origine de notre propre existence. Nous ne sommes pas notre propre père. On éprouve toujours la vie comme donnée. « Dieu n’a pas créé le monde », il le crée maintenant et nous ne sommes pas au bout du don de la création. Pour bien penser la création, il convient d’éviter deux écueils : confiner la création dans le passé, dans le premier moment. Et penser la création en terme de causalité. L’originalité de la foi chrétienne, c’est de penser la création non pas en termes de cause, mais de don. Non pas en terme de passé, mais surtout de présent et d’avenir. La création n’est pas derrière nous, mais maintenant et devant nous. , en effet, c’est non seulement hier, mais maintenant et même surtout demain. Car nous ne sommes pas au bout de notre création. Au contraire, elle est encore à venir. Et nous sommes rendus partenaires de notre propre devenir. Ainsi notre regard est-il appelé à une conversion radicale : la création est devant nous. Comme le dit Saint-Paul, «Les souffrances du temps présent ne sont rien par rapport à la gloire qui doit se révéler en nous. (…) La création toute entière gémit dans les douleurs de l’enfantement » (Rm 8,18-22). La puissance créatrice de Dieu accompagne l’histoire humaine pour la relancer sans cesse. Ainsi l’histoire est-elle la création continuée, non point comme une ligne continue, mais comme un mouvement de donation qui se reprend, se surpasse et s’excède : « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5), lit-on dans le livre de l’Apocalypse qui clôture le canon des Ecritures. Ainsi ne sommes-nous pas au bout de notre expérience du don de Dieu. Celui-ci peut nous réserver encore bien des surprises. Mais pour avancer vers cette création qui vient, il nous faut lâcher prise et abandonner. « Va, quitte ton pays pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12,1). Lâcher prise, partir, mourir à ce qu’on a connu fait ainsi partie du dynamisme de la vie elle-même. Ces perspectives éclairent la question qui nous est posée à l’intime de notre humanité. Sommes-nous des êtres vivants dont l’horizon est la mort ou bien des êtres mortels dont l’horizon est la vie ? Le christianisme, par sa pensée de la création, affirme cet horizon de vie. 1.2. Une deuxième idée à retenir : ne pas utiliser le langage de la cause, mais du don. La création est une donation. La science peut découvrir la chaîne des causalités. Mais Dieu n’est pas pour nous une cause. Il est don et il donne. Dieu est une bonté créatrice et la vie donnée est bonne. Arrêtons-nous quelques instants aux deux récits de la création dans le livre de la Genèse. Rappelons tout d’abord que si ces récits viennent en premier lieu dans la Bible, ce n’est pas qu’ils aient été écrits les premiers. Au contraire, ce sont des récits écrits tardivement qui, en fait, sont chargés d’expériences historiques. Ces récits ne prétendent d’ailleurs à aucune valeur paléontologique ; ils ne disent rien des premiers temps au sens historique du terme. Ce sont plutôt des récits, remplis d’expériences, qui parlent de la condition humaine de tous les temps et qui, pour en parler, inventent une histoire symbolique projetée aux origines. Que disent ces récits sur la condition humaine ? Ils disent que la création est un don reçu et rendu. Dans la Bible, la première parole que Dieu adresse à l’humanité, c’est « Croissez et multipliez-vous ». Et la deuxième : « Voici que je vous donne ». Aussi l’expérience humaine fondamentale de tous les temps dont témoigne le récit biblique, est-ce de se découvrir capable et désireux de donner la vie. Et cette vie que l’on donne, on l’éprouve elle-même comme reçue d’un Autre, car nul n’est à l’origine de sa propre existence. La pensée biblique de la création est donc ancrée dans cette expérience que nous faisons tous de la donation. On est pris dans le don. Le don nous traverse. La vie que nous donnons, nous la recevons. Et, comme le répète à l’envi le texte de la Genèse, cela est « bon ». Ce langage du don, soulignons-le, nous fait sortir de celui de la causalité. Dira-t-on que les parents sont la « cause » de leurs enfants ? Certes, non. Et le Dieu Créateur désigne cette puissance mystérieuse de qui nous recevons la vie, une vie que nous éprouvons comme bonne.
La foi chrétienne témoigne de ces perspectives qui ouvrent le cœur de l’homme aux plus hautes espérances, au-delà de la mort elle-même L’enjeu est la conception que l’on se fait de l’existence elle-même et de sa direction. L’enjeu est aussi celui du rapport que nous entretenons avec les sciences. Les perspectives énoncées ici n’entrent pas en conflit avec les sciences. Ce que les sciences découvrent, c’est le monde tel qu’il nous est donné. Mais, ces données de la science, la foi vient précisément les relever comme étant une donation livrée à notre responsabilité. Nul conflit ici entre science et foi, mais plutôt un interrogation réciproque où la première fait valoir devant la seconde les données du réel et où la seconde rappelle à la première ses responsabilités éthiques dans la construction du monde.
2. Deuxième bonne nouvelle. Une permission sans limites mais dans la responsabilité
Pour beaucoup aujourd’hui, Dieu apparaît comme une limite à notre liberté et à notre plaisir. L’être humain peut-il être libre si Dieu existe ? Si Dieu existe, suis-je encore libre ? Telle est la question radicale que notre modernité occidentale a posée. Beaucoup ont tranché en s’éloignant de la foi chrétienne perçue essentiellement comme observance, conformité et obéissance. Beaucoup se sont éloignés de la foi chrétienne perçue comme opposée à la liberté humaine à cause d’un Dieu qui impose sa loi.
Et pourtant, en est-il bien ainsi ? N’y a-t-il pas, là aussi, à recadrer la question ? Revenons une fois encore au récit de la Genèse. Tout commence dans ce récit par une permission sans limite : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin » (Gn 2,16). Telle est la première parole, dans le deuxième récit de la création, que Dieu adresse à l’être humain. Immédiatement après cette permission sans limite, vient un interdit : « De l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement ». L’effet de cet interdit est d’éveiller à la responsabilité. L’homme sait désormais qu’il peut se comporter d’une manière qui le conduit à la mort, à l’inverse du mouvement de la création elle-même qui le destine à la vie. L’interdit, en ce sens, suscite la liberté : il met l’être humain en situation de responsabilité face à la vie et à la mort. . . Le discours du serpent, dans la suite du récit, consiste à changer le sens de l’interdit. Le serpent commence par mentir (diable ou diabolique vient de diaballo en grecqui signifie « mentir », « diviser », « dresser les uns contre les autres »). Son propos a pour effet de travestir le sens de l’interdit, de jeter la suspicion sur la bonté de Dieu et ainsi de diviser. « Ah, Dieu vous a interdit de manger de tous les arbres du jardin, mais, en fait, c’est qu’il se réserve des choses qu’il ne veut pas que vous donnez et qu’il garde jalousement. Attention, méfiez-vous de lui. Il n’est pas aussi bon que vous ne le croyiez ». Le doute et la peur s’insinuent alors dans la relation de l’homme à Dieu. Sous le regard du serpent, Dieu apparaît, en effet, comme un concurrent dont l’homme ferait bien de se méfier et de se défendre. « J’ai eu peur et je me suis caché » (Gn 3,10), dit Adam. L’homme et la femme, comme par contagion, prennent aussi peur l’un de l’autre. Ainsi sommes-nous entrés, collectivement, dans le cycle de la peur qui arme et dispose à la violence. Tel est l’effet de la petite voix du serpent qui parle en chacun de nous ; elle nous séduit par ses douces promesses, mais en nous armant de convoitise qui fait de l’autre notre ennemi. Le péché apparaît ainsi non point comme l’infraction à un ensemble de règles qu’un Dieu autoritaire nous imposerait. Il est moins encore un plaisir volé à Dieu ; un plaisir que Dieu, courroucé par le nôtre, se réserverait jalousement. Non, le péché, fondamentalement, est une inversion du mouvement de la création ; à l’inverse du dessein de Dieu qui nous destine à la vie, le péché est le mal que l’on se fait à soi-même ou aux autres, par bêtise, par irresponsabilité, mais aussi par malice, par connivence ou complicité avec le méfait. Le péché, c’est mettre de la mort là où il y avait un appel à la vie. Personne n’en est exempt. Mais, ne l’oublions pas, si le péché affecte l’humanité dès l’origine, une promesse de salut plus originelle encore est donnée : un jour, nous dit le récit de la Genèse, le lignage de la femme – l’histoire humaine – écrasera la tête du serpent (Gn 3,15). L’histoire, certes, sera blessée à mort par le mal, mais un jour celui-ci sera vaincu. Telle est la promesse inaugurale qui, selon la Bible, ouvre l’histoire humaine. Et pour nous chrétiens, cette promesse a été accomplie en Jésus-Christ.
3. Troisième bonne nouvelle. - La nouveauté de Jésus : un désir rempli d’un souffle saint.
Le troisième point sur lequel je voudrais m’arrêter maintenant concerne Jésus lui-même. Comment le présenter ? Comment exprimer la nouveauté de ce son message et de son action ? L’image de Jésus dans la culture d’aujourd’hui reste intacte. Ce qui fait problème, c’est la représentation d’un monde en perdition que Dieu sauve en envoyant son fils. Cette manière de concevoir le salut est devenue pour nos contemporains quasiment incompréhensible. Cherchons donc une manière signifiante de parler de Jésus. Pour ce faire, partons des trois tentations de Jésus au désert. Ce récit des trois tentations constitue, en effet, un condensé d’Evangile. On y trouve, en fait, tout le programme de la vie de Jésus : ce qu’il va dire et ce qu’il va faire. Ce récit des trois tentations, dans la version de Luc , vient juste après son baptême par Jean-Baptiste. Il est conduit au désert, nous dit le texte, par l’Esprit Saint pour y être tenté. Là, au désert, rempli de souffle saint, son désir va être mis à l’épreuve. Il va rencontrer toutes les tentations de l’humanité et les vaincre toutes. Ainsi, est-il totalement semblable à nous, excepté le péché. La première tentation vient de l’épreuve de la faim. Le diable propose à Jésus d’investir tout son désir dans le besoin impérieux de manger. Jésus récuse cette réduction du désir à la nourriture, car « L’homme, dit-il, ne vit pas seulement de pain ». Ce qui est en jeu ici, c’est être humain ; ce qui marque le seuil de l’humanité. Pour Jésus, l’être humain ne peut circonscrire son désir à la seule satisfaction de ses besoins immédiats. Manger est évidemment très important ; sans cela il n’y a pas de vie. Mais il serait inhumain de limiter le désir à la nourriture, à la consommation des choses, à l’assimilation de toute chose. L’homme ne vit pas seulement de pain ; il vit aussi de le partager, c’est-à-dire, de parole, de rencontre, de convivialité. Alors le repas devient humain. Il est un lieu d’hospitalité où l’on nourrit le corps autant que la relation à l’autre. Ainsi, faire advenir l’humanité, c’est ne point rabattre le désir sur la consommation des choses, mais toujours ouvrir un espace de parole et d’alliance avec autrui. En tous domaines, cet espace d’alliance constitue ce qui fait advenir l’humain. La seconde tentation est la tentation du pouvoir. Le vocabulaire ici est politique. Il est question de gloire et de royaumes. Le diable propose un pacte à Jésus : si tu te prosternes devant moi, tu domineras sur tous les royaumes. Jésus récuse cette tentation. Il ne veut être ni dominé ni dominant. Or, qu’est-ce qu’une relation sans domination sinon la fraternité. L’enjeu de la deuxième tentation est donc de faire advenir la fraternité, une relation désarmée, sans violence, sans armes, où les uns et les autres se reconnaissent dans une même dignité. Vivre dans la fraternité, précise Jésus, c’est même là le seul culte que nous puissions rendre à Dieu. Le contexte de la troisième tentation est religieux. Il y est question du Temple et le diable utilise un verset de la Bible pour tenter Jésus. Il lui propose de manifester sa grandeur en se jetant du haut du Temple. Aucun mal ne pourrait lui arriver puisqu’il dispose de la protection des anges. C’est la tentation, pouvons-nous dire, de croire que l’on est invulnérable, que la vie est en nous comme un droit, comme un dû que rien ni personne ne pourrait nous enlever. Quoi que l’on fasse, rien ne pourra nous arriver. Cette tentation, elle affleure dans les comportements irresponsables - rouler imprudemment une voiture, se droguer, piller la planète, vivre à tombeaux ouverts, etc – comme si nous étions invulnérables, comme si souffrir ou mourir étaient exclus. Jésus récuse cette tentation ; il ne considère pas la vie comme un droit ou comme un dû. Pour lui, la vie est d’abord un don que l’on reçoit d’un autre. Nul n’est à lui-même son propre père. Aussi, l’enjeu de cette troisième tentation est-il de se reconnaître fils et filles de Dieu. Ce récit des trois tentations constitue un condensé d’Evangile. Car il dit tout ce que Jésus va dire et entreprendre durant sa vie publique. Qu’est-ce que Jésus a fait, en effet, sinon chercher d’abord à humaniser, à rendre l’humanité plus humaine. Jésus s’est approché des malades, des faibles, des pécheurs pour les relever dans leur dignité humaine. Il a invité aussi à la fraternité en appelant les êtres humains à travailler à la paix, à la justice, dans un esprit pardon, de miséricorde et de reconnaissance mutuelle. Enfin, il a appelé à reconnaître dans cette fraternité même qui nous unit la grâce d’une filiation : la puissance d’engendrement d’un Dieu que l’on peut prier en toute confiance en disant « Notre Père ». 4. Quatrième bonne nouvelle. « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20)
Avec ce quatrième point, nous entrons plus avant dans ce qui constitue le cœur de la foi chrétienne. Ce Jésus qui a humanisé, fraternisé et appelé à reconnaître un Dieu Père, voilà qu’il a été tué. Et il a été tué par les responsables religieux de son temps. Le christianisme, ne l’oublions pas, est né d’un meurtre religieux. C’est au nom de Dieu, en effet, pour sauver leur religion et leur pouvoir, que les autorités religieuses du temps de Jésus l’ont mis en croix. Parce que son discours et ses actions n’étaient pas conformes, il a été taxé de suppôt de Satan. On l’a accusé de blasphémateur. Les religieux de son temps n’ont pas accepté que Jésus mette l’homme au centre : le sabbat pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. Ils l’ont tué pour défendre leur pouvoir et leur conception de Dieu. Et ils l’ont crucifié avec la collusion des pouvoirs politiques. La croix manifeste deux choses. La première, c’est que le mal n’a pas de limite. L’histoire humaine le montre : le mal peut se manifester jusqu’à la folie, au-delà de toute raison. Voyez les guerres, les tortures, l’holocauste, les génocides, les meurtres d’enfants, etc. Sur la croix, Jésus a souffert de cette violence-là. Mais, sur la croix, on voit aussi un autre aspect : l’amour sans limite. Car Jésus, en subissant la violence, n’y cède pas. Il demande au contraire le pardon pour ses bourreaux. « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ». En ce sens, en subissant la violence, mais en n’y cédant pas, Jésus la vainc et y met fin littéralement, en lui enlevant le dernier mot. Saint Paul résume ce mystère d’une manière admirable : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). Tel est le mystère de la croix : en Christ, le mal sans limite est vaincu par un amour plus excessif encore. Mais où donc est Dieu dans ce drame ?
5. Cinquième bonne nouvelle. La résurrection de Jésus, œuvre de Dieu et révélation d’un amour inconditionnel.
Le mystère de la croix fait voir Dieu dans sa retenue et, pourrait-on dire, dans sa toute-faiblesse face à la liberté des hommes. Car Dieu, effectivement, n’intervient pas, au mépris des libertés, pour arrêter la violence extrême et injuste que Jésus subit. Mais, d’autre part, on voit aussi Dieu dans sa toute-puissance. Car la résurrection est l’œuvre de Dieu. qui, s’indignant du sort fait à Jésus, lui rend justice et témoignage en lui rendant la vie. En ressuscitant Jésus, Dieu intervient avec puissance dans le débat à son propos. Ce Jésus, était-il oui ou non du côté de Dieu ou était-il un imposteur blasphémateur ? En ressuscitant Jésus, Dieu prend parti et se révèle du côté de Jésus. En ressuscitant Jésus, Dieu déclare en quelque sorte : « J’étais avec cet homme. Son esprit était le mien. Si vous voulez savoir qui je suis, écoutez-le ; si vous voulez savoir comment j’aime, regardez-le ». Ainsi donc, Dieu se révèle dans la résurrection de Jésus : il dit qui il est, où il est, tout en déclarant son lien à Jésus qui est de filiation « Vraiment, reconnaît le centurion au pied de la croix », cet homme était Fils de Dieu » (Mt 27,54). On est évidement très loin ici de certaines théologies sacrificielles qui font de la souffrance le prix à payer pour obtenir le salut. Ici, au contraire, c’est Dieu lui-même qui sauve de la souffrance et de la mort un homme qui s’en rendu vulnérable à force d’aimer, sans jamais céder au mal. Si Dieu s’est ainsi révélé sous la figure de Jésus-Christ, alors on peut dire que Dieu aime de manière inconditionnelle. Nos images spontanées de Dieu s’en trouvent radicalement bouleversées. Spontanément, en effet, nous entretenons en nous l’image d’un Dieu rétributeur qui récompense les justes et punit les méchants. C’est cette image d’un dieu rétributeur que l’Evangile met en pièces. Ce que le Christ révèle de l’amour de Dieu, c’est qu ‘il est donné gratuitement avant même que nous ayons fait quoi que ce soit. Nous n’avons pas à mériter l’amour de Dieu. Il est donné en toute hypothèse. Impossible donc d’éteindre l’amour de Dieu pour nous ! Impossible d’y échapper. Rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu, pas même notre péché, puisque la bienveillance de Dieu est de se porter vers le pécheur comme le bon pasteur qui va jusqu’à risquer et donner sa vie pour lui. Bien entendu, s’il ne nous est pas possible d’éteindre l’amour de Dieu pour nous, il nous est néanmoins possible, quant à nous, de nous en écarter. L’enfer, de ce point de vue, est un état où nous pouvons nous mettre nous-mêmes en nous y enfermant. L’œuvre de Dieu n’est donc pas de nous menacer de l’enfer ou de nous y mettre, mais de nous en faire sortir. On a usé et abusé, dans l’histoire de l’Eglise, d’un Dieu qui châtie des peines de l’enfer. On a ainsi enfermé les chrétiens dans la peur et on a fait de Dieu, soi-disant amour, un être capable, par une sorte de retournement pervers, d’infliger éternellement les pires souffrances. Ce Dieu immonde, grâce à Dieu, est devenu incroyable. Le Dieu de l’Evangile, par essence, ne veut personne en enfer. Son œuvre sera achevée, nous l’espérons, quand l’enfer, par sa grâce et par un libre assentiment des hommes, sera vidé de tous ses habitants. Bien sûr, la justice de Dieu existe. Mais, c’est une justice qui n’est jamais vengeresse ou vindicative. La justice vengeresse rend le mal pour le mal. La justice de Dieu n’est pas de cette nature. Elle ne peut faire le mal. C’est une justice réparatrice qui appelle, dans la vérité, à restaurer la vie là où elle a été blessée. La justice de Dieu, en effet, fait la vérité. Elle invite à voir les choses en face et à réparer autant que possible le mal que l’on a pu commettre. Mais cette justice de Dieu est aussi et de surcroît miséricordieuse. C’est dire que l’amour, en toute hypothèse, demeure offert de manière inconditionnelle, par-delà tout effort de réparation. La portée éducative de ces perspectives est évidente. Si vous êtes parents et que votre enfant fait une bêtise, vous lui direz, par souci de vérité et de justice, qu’il lui faut réparer autant que possible, mais, en même temps, vous ne lierez pas votre amour à la réparation souhaitée. A un moment donné, vous lèverez le devoir d’une stricte réparation, en manifestant à votre enfant qu’il est aimé en toute hypothèse et gratuitement. Tel est aussi, en quelque sorte, le « jugement dernier » de Dieu. Contrairement à l’image de la balance qui est profondément païenne, « le jugement dernier » n’a rien de quoi nous faire peur. Il est Bonne Nouvelle d’un amour donné inconditionnellement. Et s’il y a néanmoins un effort à fournir de notre côté, c’est celui, tout simplement, de nous ajuster à cette grâce offerte.
6 – Sxième bonne nouvelle. Le Dieu Trinité, une unité de communication aimante
Dans l’Evangile, Jésus parle de Dieu en tant que Père. Et leur relation apparaît nouée dans l’Esprit. D’emblée, les premiers chrétiens ont manifesté une foi trinitaire. Ils se réunissaient et baptisaient les nouveaux croyants « au nom du Père, du Fils et de l’Esprit ». Pour beaucoup, aujourd’hui, la foi trinitaire semble insignifiante. Et pourtant, n’aurions-nous pas à revisiter cette foi trinitaire afin d’en percevoir l’extrême importance pour notre vie. Les premiers siècles de l’Eglise ont vu se développer des questions de fond et des débats difficiles sur le sens de la foi en Dieu Père, Fils et Esprit. Des conciles se dont réunis pour entendre les différentes interprétations et dégager une foi commune. Car certains disaient : il y a donc trois dieux. Cette interprétation trithéiste a été écartée. Le christianisme reste bien un monothéisme. Mais alors, « Père, Fils et Esprit », ont-dit certains, sont des modalités ou des aspects d’un même Dieu, au même titre, par exemple, que le soleil se présente, à la fois, comme rond, chaud et lumineux. Cette solution modaliste a été également écartée. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, a-t-on affirmé, ne sont pas simplement des modalités de Dieu ; ce sont vraiment des personnes distinctes. Mais alors, ont encore rétorqué d’autres, si il y a trois personnes en Dieu, le Père est quand même plus Dieu que le Fils et le Fils que le Saint-Esprit. Ainsi, établissait-on mettre une hiérarchie en Dieu. Là encore, cette solution a été écartée. Les personnes divines partagent de manière égale la même divinité. Il n’y a pas d’hiérarchie entre elles. Comme nous le disons dans le Credo, le Fils est «vrai Dieu, né de vrai Dieu ». Quant à l’Esprit, « il reçoit même adoration et même gloire ». Ainsi s’est constitué la foi trinitaire : un seul Dieu, en trois personnes distinctes et égales en divinité. Cette manière de penser Dieu semble défier la raison. Et pourtant n’est-elle pas profondément significative ? L’originalité de la foi chrétienne, c’est que Dieu s’y révèle comme une unité de communication. Dieu en lui-même est mouvement de donner/recevoir/rendre. Le Père est celui qui donne. Le Fils est celui qui reçoit et rend. Quant à l’Esprit Saint, il est, pourrait-on dire, le lien entre l’un et l’autre, le lien de leur amour (vinculum caritatis). Comme le dit Saint Augustin, en Dieu, il y a « l’aimé, l’amant et l’amour ». Et ce « donner / recevoir / rendre » est un mouvement qui unifie, qui différencie et personnalise, tout en conférant aux personnes une égale dignité. Ce modèle de communication nous concerne, en réalité, de tout près. Quel est, en effet, le problème central de la vie humaine sinon de faire l’unité entre nous, de promouvoir nos différences personnelles, tout en reconnaissant notre égale dignité. Dès lors, vivre de l’Esprit de Dieu, c’est constituer une communauté et viser le bien commun, en formant ensemble, en quelque sorte, un seul corps. Mais cette « communion » - cette commune union - n’est pas uniformité. Elle appelle chacun et chacune à être soi-même, comme personne, dans sa singularité propre, et cela dans une reconnaissance fraternelle exempte de toute domination. Dans cette perspective également, s’approcher de Dieu, ce n’est nullement se fondre en lui. Le modèle trinitaire n’a rien de fusionnel ni de dévorant. Au contraire, plus je m’approche de Dieu, plus il me rend à moi-même et plus je deviens moi-même. Ainsi s’accomplit l’œuvre créatrice de Dieu.
7 - Septième bonne nouvelle. Appelés à vivre libres.
Ce dernier point de ma réflexion ne se distingue pas des précédents ; il les reprend en considérant ce qu’ils donnent de vivre dès lors que nous les faisons nôtres dans notre existence. Il s’agira donc ici, de parler de la vie chrétienne, comme expérience de salut. Cette question du salut ne se pose pas d’une manière abstraite : « Est-ce que Dieu nous sauve ? Nous faut-il d’ailleurs être sauvés ? Et sauvés de quoi ? » Poser la question du salut ainsi conduit le plus souvent à l’aporie et à la perplexité. En réalité, la question du salut ne peut être séparée des conditions de son expérience. Le salut, en effet, se vit, s’éprouve dans les effets salutaires de la foi dans nos vies. C’est dans la mesure, en effet, où l’on éprouve la foi comme désirable et bonne pour la vie que l’on peut reconnaître que le salut de Dieu est effectivement à l’œuvre dans notre existence. C’est dans cette optique que je voudrais distinguer ici cinq effets salutaires de la foi qui fait éprouver notre vie comme sauvée, libérée et libre.
- Libres de la peur de Dieu. Le premier effet de la foi chrétienne est de nous libérer radicalement et définitivement de la peur de Dieu. Dans le récit de la Genèse, souvenons-nous en, l’effet de la parole trompeuse du serpent est d’insinuer au cœur des êtres humains la peur de Dieu. : « J’ai eu peur et je me suis caché » (Gn 3,11). Le Christ, dans la foi chrétienne, nous restaure dans un rapport à Dieu qui est de confiance et de reconnaissance : « Vous n’avez pas reçu un esprit d’esclavage qui vous ramène à la peur mais un esprit de fils adoptifs qui nous fait écrier : Abba ! Père ! » (Rm 8,15). « Il n’y a pas de crainte dans l’amour ; au contraire, le parfait amour bannit la crainte » (1Jn 4,18). Dans l’histoire de l’Eglise, on a pourtant usé et abusé de la peur de Dieu dont il fallait craindre les châtiments éternels. A rebours de cette pente, le message évangélique nous ouvre à une vie radicalement libérée de la peur de Dieu.
- Libres de la domination du péché. Bien entendu, nous restons pécheurs comme l’atteste d’ailleurs la prière à Marie « Priez pour nous, pauvres pécheurs ». Mais nous sommes libérés de la domination du péché au sens où il n’est pas le dernier mot de notre existence puisque l’amour de Dieu reste offert, en toute hypothèse, de manière inconditionnelle. Même pécheur, je suis aimé de Dieu. Aimable aux yeux de Dieu, je puis donc toujours m’aimer moi-même et non me mépriser à cause de mon péché. De ce point de vue, la foi chrétienne nous sauve, à la racine, d’un complexe de culpabilité morbide qui nous rend méprisables à nos propres yeux et nous fait désespérer de nous-mêmes comme du monde.
- Libres pour désirer. Si nous sommes libérés de la domination du péché, nous redevenons constamment libres pour désirer intensément selon le désir du Christ lui-même tel que nous l’avons évoqué plus haut. Désirer à l’instar du Christ, c’est s’engager pour une humanité plus humaine. C’est lutter contre la violence et l’injustice et appeler de ses vœux la fraternité. C’est, enfin, appeler à reconnaître dans cette fraternité même la puissance d’engendrement d’un Dieu Père.
-Libres pour témoigner. Dans un contexte comme le nôtre où beaucoup n’osent plus, socialement, afficher leur foi, il y a, là aussi, une libération donnée. La liberté chrétienne, en effet, consiste aussi à témoigner de la foi dans la simplicité et l’audace, sans peur d’autrui ni pression sur lui. Car le témoignage de la foi, s’il est libre, laisse également libre. Ce témoignage n’a pas pour but de convertir l’autre ; il est d’abord et avant tout un acte de charité où l’on offre à l’autre le meilleur de ce que l’on croit et espère. C’est pourquoi ce témoignage est une fin en soi. Si l’autre en est touché, ce sera comme un surcroît gracieux ajoutant une joie supplémentaire (cf. 1Jn 1,4)
- Libres pour affronter la mort. Une cinquième liberté nous est encore donnée dans la foi chrétienne : celle de pourvoir affronter la mort. L’apport du christianisme à l’histoire humaine est ici d’une radicale nouveauté. La mort nous agresse. Elle nous retire de la communication, en nous suspendant dans le vide, au-dessus du néant. Le génie du christianisme, c’est de se servir de l’élan de l’adversaire pour le retourner contre lui. Si la mort nous soustrait à la communication, la manière chrétienne de mourir consiste à saisir la mort pour en faire un acte de communication maximum. Il y a là un renversement radical des choses : saisir la perte pour en faire un acte de don. Comment ? Tout d’abord, par la gratitude pour le passé. Gratitude réciproque entre les vivants et le mourant. Gratitude aussi envers Dieu, donateur de vie. Abandon, ensuite au présent, dans la confiance que ce don ne tombera pas dans la vide. Partir, enfin, dans l’espérance, plein de désir pour ce qui doit encore venir et se manifester. Mourir dans la gratitude, dans la confiance et plein de désir, tel est le point où peut être conduit le chrétien en fin de vie. « Vous verrez de plus grande choses encore » (Jn 1,50), dit Jésus à ses disciples. Cette parole nous pouvons aussi l’entendre face à la mort. « Une vie enfermée dans cette vie suffit-elle à l’homme de désir ? », se demande Marie Balmary . En réponse à cette question, le christianisme ouvre le désir au-delà de cette vie. Ainsi, vivre en chrétien, est-ce désirer intensément durant sa vie ici-bas, sans pour autant limiter ses aspirations aux seules conditions de notre finitude. Si la vie ici-bas est désirable, elle laisse encore à désirer… au-delà. Le désir pour l’ici-bas et le désir pour l’au-delà se confortent d’ailleurs mutuellement et font du chrétien un grand désirant.
« C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés » (Ga 5,1). C’est de cette liberté dont l’école chrétienne est appelée à témoigner au sein d’une société laïque, non pas en vase clos, mais en plein milieu de la cité, dans une bienveillance fondamentale envers tous et toutes. C’est dans la cité, en effet, que le témoin de l’Evangile est envoyé. « Il n’est pas ici, dit l’ange, au matin de Pâques. Il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez » (Mc 16,6-7). Partout où nous allons, en effet, nous sommes toujours précédés par l’Esprit de Dieu. Ainsi, est-ce en partageant les joies et les peines, les angoisses et les espérances de nos semblables que nous sommes appelés à découvrir avec eux, dans leur vie, les traces du ressuscité. Nous n’apportons pas aux autres ce qu’ils n’ont pas. Car la foi est la reconnaissance de ce qui était déjà donné secrètement au cœur de l’existence. Communiquer cette foi n’est pas en notre pouvoir. Mais nous pouvons veiller aux conditions qui la rendent possible, compréhensible et surtout désirable. Mettons donc à la disposition des jeunes générations le trésor de la Tradition chrétienne comme une source ouverte, comme une ressource offerte où chacun puiser librement pour grandir. C’est un devoir pour nous et un droit pour elles. Cette tradition fut « une part séminale » de notre culture. Revisité, comme nous avons tenté de le faire ici, le trésor de la foi chrétienne peut aujourd’hui encore « donner à penser ». Dans cette expression « donner à penser », il y a l’idée de don, de gratuité. Mais il y a aussi l’idée de gravité, car penser, c’est peser les choses pour en discerner les enjeux . C’est dans cet espace de gravité et, à la fois, de gracieuseté que la foi chrétienne aujourd’hui peut se dire, en honorant notre commune citoyenneté.
André Fossion s.j. |