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Ecclesia 04 – Digne, samedi 27 septembre 2007 Lectio divina sur Lc 5,1-11 par Luciano Manicardi, moine de Bose Or il advint, comme la foule se pressait autour de Jésus pour écouter la Parole de Dieu, que lui, debout au bord du lac de Génésareth, vit deux barques arrêtées sur le bord du lac. Les pêcheurs en étaient descendus et lavaient les filets. Il monta sur une des barques, qui était à Simon, le pria de s'éloigner un peu de terre et, s'étant assis, il enseignait les foules depuis la barque. Quand il eut fini de parler, il dit à Simon: « Prends le large et jetez vos filets pour la pêche. » Simon, répondant, dit: « Maître, nous avons peiné toute la nuit et nous n'avons rien pris, mais sur ta parole je vais jeter les filets. » L'ayant fait, ils prirent une grande multitude de poissons et leurs filets se rompaient. Ils firent signe alors à leurs compagnons de l'autre barque de venir les aider. Ils virent et remplirent les deux barques au point qu'elles s'enfonçaient presque. Simon Pierre, voyant cela, se jeta aux genoux de Jésus en disant: « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pêcheur! » La frayeur, en effet, l'avait pris, lui et tous ceux qui étaient avec lui, en raison de la grande quantité de poissons qu'ils avaient prise; pareillement Jacques et Jean, les fils de Zébédée, qui étaient les compagnons de Simon. Et Jésus dit à Simon: «Ne crains pas! Désormais tu prendras des hommes vivants! » Ayant tiré les barques à terre, ils laissèrent tout et le suivirent.
1. La rencontre avec Jésus Le texte nous présente la rencontre de Jésus avec quelques hommes qui deviendront ses disciples: parmi ceux-ci, les deux frères Jaques et Jean, et surtout Pierre. Il ne s'agit pas d'un récit de vocation: Jésus, ici, ne prononce aucun: « Viens et suis-moi! » Si le texte parallèle de Mc 1,16-20 présente le typique appel adressé par Jésus, nous sommes, dans notre texte, face à une rencontre. Souvent, pour nous aussi, ce qu'on appelle la vocation passe à travers des rencontres humaines, tout humaines. Et la rencontre entre Jésus et Pierre amène ce dernier à découvrir des dimensions profondes de soi et à se comprendre lui-même devant le Seigneur, le Kyrios: « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pêcheur! » (Lc 5,8). La rencontre avec le Seigneur est en même temps connaissance de Lui et de nous-même. La profondeur de cette rencontre apparaît aussi à travers le fait que Simon a déjà connu Jésus. Au chapitre précédent, Luc a montré comment Jésus parlait avec autorité dans la synagogue de Nazareth (4,16-30), comment il enseignait, chassait les démons et accomplissait des guérisons, manifestant ainsi sa puissance de prophète et d'envoyé eschatologique de Dieu (4,31-44); et parmi les guérisons que Jésus opère, on trouve aussi celle de la belle-mère de Simon, dans la maison de qui Jésus est entré (4,38-39). Simon a donc déjà une certaine connaissance de Jésus, de la puissance de sa parole et de son action thaumaturgique, et il a confiance en lui au point de le faire entrer dans sa maison. Toutefois il ne l'a pas encore suffisamment connu et, surtout, il ne s'est pas encore connu lui-même à la lumière du Seigneur. Oui, la connaissance du Seigneur est un chemin, c'est un devenir; on ne l'atteint pas une fois pour toutes: c'est le chemin d'une vie entière. Il en va de même pour nous aussi: on est à la suite du Seigneur, depuis longtemps peut-être, mais il peut arriver qu'on ne connaisse pas encore à fond qui est le Seigneur et qu'on ne soit pas allé suffisamment en profondeur dans la connaissance de soi-même devant Lui. Il faut que la rencontre s'approfondisse; et ceci, pour nous comme pour Pierre, se produit souvent grâce à une crise. Notre texte nous place face à une rencontre personnelle et à une crise: si l'on veut parler de vocation, il s'agit alors ici d'une vocation comme rencontre et comme crise. Pierre, qui connaissait Jésus dans sa force, parvient maintenant à se connaître lui-même dans sa propre faiblesse. Et il dit: « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pêcheur! » (Lc 5,8). La connaissance de Jésus comme Seigneur devient connaissance réelle de soi comme pécheur, devient crise des images idéalisées de soi. Nous verrons que cette expérience sera importante également dans la suite du cheminement humain et spirituel de Pierre. Cela nous montrera que ce duc in altum (« prends le large »: Lc 4,4) est avant tout un appel à aller en profondeur, dans la connaissance de soi et dans la connaissance du Seigneur. Ceci nous dit aussi que la vocation, pour nous comme pour Pierre, ne s'est pas produite une fois pour toutes: elle ne peut reposer sur rien d'autre que sur un oui prononcé il y a longtemps, mais qui doit continuellement être renouvelé et qui va de pair avec un renouvellement continu de la vie spirituelle.
2. La centralité de la parole de Dieu Notre texte nous présente également la naissance du groupe des disciples, le rassemblement autour de Jésus du groupe ecclésial: quelques hommes qui le suivent avec radicalité (Lc 5,11: « ils laissèrent tout et le suivirent. ») et qui, autour de lui, forment une communion. À l'origine de cette réalité se trouve la personne de Jésus qui annonce la parole de Dieu. L'Église naît comme une réponse à la parole de Dieu annoncée par Jésus. L'Église naît comme ecclesia audiens. Les versets 1-2 nous présentent le trait fondamental et fondateur de toute la scène: Jésus qui annonce la parole de Dieu. Il est le semeur qui sème la parole (voir Lc 8,4-8.11-15). Voilà le ministère de Jésus, le service pour lequel Jésus dépense sa vie, voilà sa mission: annoncer la parole de Dieu. Luc annote que la foule pressait Jésus de toutes parts « pour écouter la Parole de Dieu », car c'est là la soif profonde des gens, qui reconnaissent dans les paroles de Jésus une autorité non livresque, non moraliste, inspirée d’en haut. Le désir des gens est grand, la soif de sens est forte: ce que la foule demande, ce ne sont pas des succédanés, des produits de remplacement, mais la parole de Dieu, une rencontre avec le Dieu vivant qui parle, qui interpelle, qui bouleverse l'existence, qui engage à l'aventure de la suivance exigeante. Si Jésus annonce la parole de Dieu, c'est-à-dire le Royaume de Dieu, les Actes des Apôtres présentent les apôtres qui, à leur tour, annoncent la parole de Dieu, c'est-à-dire le salut, qui s'est fait chair dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus de Nazareth, le Messie (Ac 4,31; 6,2.7; 8,14; 11,1; 12,24; 13,5.7.44.46.48; 16,32; 17,13; 18,11). Le ministère des apôtres ne peut qu'être en continuité avec ce que faisait Jésus: annoncer la Parole de Dieu. Voici alors la mission permanente de l'Église: elle ne consiste pas à s'inventer des tâches que le Seigneur n'a pas données, mais à revenir toujours au mandat essentiel: l'annonce de la parole de Dieu. L'Église n'est pas appelée à annoncer des paroles sur Dieu, ou une masse de dogmes ou de préceptes, dont le joug pèserait de manière insupportable, et ne serait pas léger comme celui de Jésus; mais elle doit annoncer que Dieu, dans le Christ, nous appelle, prend en charge nos histoires, nous accueille, nous porte et nous soutient par son amour. Nous comprenons maintenant pourquoi la foule se pressait autour de Jésus, se serrait près de lui: la parole de Dieu, lorsqu'elle résonne, lorsque le prédicateur réussit à s'en faire véritablement porteur, ne se limite pas à nous parler d'une vie à espérer pour l'au-delà, mais elle suscite maintenant déjà en nous cette vie nouvelle. Selon Luc, cette parole de Dieu transmet en effet à l'auditeur plusieurs dimensions essentielles: 1) la grâce de l'appel (c'est une parole qui appelle et interpelle) 2) la responsabilité de la tâche (c'est une parole qui confie une mission, une charge) 3) la libération du péché (c'est une parole qui pardonne, qui remet les péchés) 4) la conscience de ses propres limites (c'est une parole qui rappelle à chacun sa dimension de créature) 5) le don de l'Esprit (c'est une parole qui transmet l'Esprit de Dieu; voir Ac 10,44) De cette manière, nous faisons l'expérience de la parole de Dieu comme d'une parole de vie.
3. La folie de l'obéissance à la parole de Dieu Devant la pression de la foule, comme Jésus avait vu deux barques dont les pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets, il monte sur celle qui appartenait à Simon et lui demande de s'éloigner un peu du rivage: de là, assis dans l'embarcation, il enseigne les foules (Lc 5,2b-3). La barque, sur laquelle les pêcheurs n'avaient rien pris durant la nuit, devient désormais le lieu d'où Jésus « prend » métaphoriquement les personnes en les amenant à l'écoute de la parole de Dieu. Les pêcheurs lavent leurs filets parce qu'ils 'avaient rien pris durant la nuit. Ils rangent leurs instruments de travail en vue de la nuit suivante: c'est la nuit, en effet, qui est le temps propice pour la pêche. À la lumière de cette annotation aussi on doit comprendre la requête que Jésus fait à Simon de prendre le large (« prends le large, avance en eaux profondes », epanágaghe eis tò báthos; duc in altum) et de jeter ses filets pour pêcher. Simon oppose à cette demande sa compétence de pêcheur: « Nous avons peiné toute la nuit et nous n'avons rien pris » (Lc 5,4-5), c'est-à-dire: c'est une pure folie que de vouloir aller à nouveau en haute mer, alors que l'on est mort de fatigue et que les conditions sont absolument défavorables à la pêche. Ce duc in altum, étant donné les conditions dans lesquelles cette expression est prononcée et la signification qu'elle a, est une folie, une absurdité du point de vue humain; c'est une requête qui contredit la compétence spécifique de Simon et des autres pêcheurs. Mais c'est ici précisément qu'intervient le saut de la foi. Simon affirme: « sur ta parole je vais jeter les filets », acceptant d'être contredit dans ses compétences et faisant confiance au Seigneur. La foi et la relation au Seigneur s'approfondissent pour nous lorsqu'elles coûtent, lorsqu'elles nous mettent en crise, lorsqu'elles nous contredisent. Paradoxalement, c'est précisément ce laborieux travail d'ouverture au Seigneur qui deviendra occasion de fécondité. La mission (et le verbe grec que Luc utilise pour indiquer le labeur des pêcheurs, « nous avons peiné », est le même dont se sert souvent Paul pour indiquer la tâche de l'apôtre, son travail missionnaire; voir Ga 4,11) de l'Église peut être une dépense excessive de fatigue si l'on n'accorde pas le primat au Seigneur et à sa parole. L'obéissance active (« l'ayant fait »: Lc 5,6) des disciples conduit à une pêche véritablement prodigieuse: dans la pauvreté de nos vies se produit par la foi ce qui est impossible à l'homme mais non à Dieu.
4. L'Église: lieu de fraternité et de communion Une fois jetés les filets, la quantité de poisson prise est telle que les filets menacent de se rompre et l'autre barque doit venir au secours de celle de Simon (Lc 5,6-7). Derrière les opérations de pêche qui impliquent les deux barques de manière conjointe, on devine discrètement la formation d'un groupe de disciples, d'un groupe ecclésial. L'obéissance à la parole de Dieu est le fondement nécessaire, mais voilà que dans cet espace les membres de la communauté viennent en aide les uns aux autres. Dans la communauté chrétienne, on s'entraide, on se soutient, on travaille ensemble, on reconnaît le besoin que l'un a de l'autre: alors le visage ecclésial s'humanise et prend la connotation de la véritable fraternité; dans ce lieu ne règne plus la peur, ni la crainte des jugements, mais l'on s'y reconnaît réciproquement. Avec les autres (et non pas sans eux ni au-dessus d'eux ou contre eux) et les uns pour les autres: voilà les deux lois de la vie ecclésiale. La communauté est le lieu du partage des pauvretés de chacun, et non le résultat du cumul ou de la somme des forces en présence. Voilà pourquoi la faiblesse et la pauvreté, une fois prises en charge et partagées, deviennent ce qui rend aimable et capable d'aimer. C'est là que se produit le passage de ces hommes, qui étaient associés, compagnons (métokoi: Lc 5,7), et deviennent membres d'une koinonía (koinonoí: Lc 5,10). Là a lieu le passage de l'Église qui, d'une équipe de travail, d'une entreprise, d'une coopérative, devient fraternité, lieu de rencontre humain et humanisant, Église de Dieu, assemblée du Seigneur.
5. L'expérience du Seigneur À ce stade se situe la réaction de Simon Pierre. Voyant ce qui s'était produit, Pierre reconnaît que ce qui s'est passé dans le quotidien le plus ordinaire, celui de la pêche, est un événement suscité par le Seigneur, et il sent la distance qui le sépare de ce dernier (Lc 5,8). La rencontre devient bouleversement existentiel. Pierre est touché dans les profondeurs de son être. Oui, Pierre a accepté d'aller vraiment in altum, en profondeur. Et paradoxalement, la hauteur à laquelle ce duc in altum appelle est une descente dans les profondeurs, dans un abysse, où l'on découvre aussi et surtout son propre enfer, son propre péché. Ces paroles de Pierre correspondent, au niveau intérieur, à ce que Pierre accomplit extérieurement en Jn 21,7, lorsqu'après la pêche prodigieuse il se découvre devant le Seigneur, il se voit vu dans sa nudité, c'est-à-dire dans son péché, et qu'il se jette à la mer. Dans l'expérience de la sainteté, la proximité du Seigneur est ressentie en parallèle à notre propre distance et à notre indignité devant lui. Le moment de la plus grande proximité devient également le moment de la prise de conscience de la grande distance qui existe entre soi et le Seigneur. C'est pourquoi Pierre dit: « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un pêcheur! » (Lc 5,8). Voilà la vocation comme crise. Mais si la vocation est un bouleversement existentiel et une crise, on peut déceler que la crise de la vocation, cette crise qui intervient dans le cheminement existentiel, peut devenir un renouvellement de la vocation. C'est ce qui se produit pour Pierre. Luc justement le montre en Lc 22,61-62, après que Pierre a consommé son reniement, qu'il a renié sa vocation, sa qualité de disciple du Seigneur. Dans ce texte, nous trouvons les mêmes éléments qui distinguent ici la vocation de Pierre comme rencontre et comme crise.
Il peut nous arriver à nous aussi de contredire la vocation, d'être infidèles au ministère reçu, de démentir les vœux que nous avions prononcés ou les promesses faites. Il faut alors la force de croire davantage à la miséricorde de Dieu qu'à l'évidence de notre péché et de notre faiblesse; il faut l'audace de regarder à nouveau vers le Seigneur qui est compatissant et miséricordieux, et qui est souvent plus doux envers nous que nous ne le sommes. Il faut alors la patience de recommencer, en reconnaissant le péché et en confessant à nouveau le Seigneur, celui qui reste notre Seigneur même dans nos infidélités, dans nos situations de péché. Alors la crise, l'échec peut devenir une occasion de renouvellement de la vocation elle-même. Et ce qui frappe, c'est que Pierre, conscient de sa faiblesse et de son péché, reçoit une place prééminente dans le groupe des disciples (« Prends le large et jetez vos filets »); il reçoit lui-même la promesse du Seigneur («Ne crains pas! Désormais tu prendras des hommes vivants! »), comme si la conscience de notre petitesse et du pardon reçu, la certitude de la miséricorde de Dieu, pouvait garantir une capacité d'exercice de l'autorité dans l'Église qui soit évangélique et non modelée sur le monde. Le primat, dans l'Église, revient à l'exercice de la charité. On préside à la charité, dans la charité. On préside à la communion en se faisant serviteur de la communion. Au terme d'une autre pêche miraculeuse, après la Pâques, au dernier chapitre du IVe Évangile, Jésus demandera à Pierre s'il l'aime plus que les autres disciples et plus que tout: c'est sur ce fondement qu'il lui accordera la primauté sur le groupe des disciples. « Pais mes brebis » (Jn 21,17). Dans notre texte, Pierre reçoit une promesse: avant tout « ne crains pas », qui, dans la Bible, n'est jamais tant un commandement qu'une promesse, qui sous-entend la présence du Seigneur aux côtés du destinataire de ces paroles. On pourrait le traduire ainsi: crois à ma proximité et à ma présence, alors la foi chassera la peur. Puis Pierre reçoit cette autre promesse: « Désormais tu prendras des hommes vivants! ». La parole du Seigneur produit une nouveauté dans nos vies, elle ouvre de nouvelles phases pour nous dans la vie. Jésus promet ici à Pierre qu'il deviendra pêcheur d'hommes, ou mieux qu'il appellera les hommes à la vie (verbe zogréo, où l'on trouve la racine du mot vie, zoé), à la vie en Christ, une vie humaine et humanisée, une vie selon l'Évangile. Une vie non seulement bonne, éthique, en faveur des autres, mais également belle, marquée par la gratuité et la beauté. Oui, Jésus nous appelle à une vie bonne et belle : ne résistons pas à cet appel.
(Traduction de l'italien par Matthias Wirz)
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