Le postulat (suite)

Lettres 46 à 80

(9 avril 1888 – 10 janvier 1889)

Sœur Agnès de Jésus  (55, 74)

   Thérèse n’est qu’un « grain de sable ». Elle veut « se faire de belles Eternités » c’est-à-dire poser de petits actes d’amour au quotidien pour remporter la palme de la victoire, le Ciel. Elle offre aussi ses souffrances pour les âmes des pécheurs. Dans un même mouvement elle associe l’amour de Dieu et du prochain. Le « rêve du petit grain de sable » est d’obtenir la palme. La palme était le symbole de la victoire remportée par les martyrs. Thérèse ouvre un autre chemin. Elle pressent une autre voie pour l’obtenir : « Si ce n’est par le sang, il faut que ce soit par l’amour. » Son cri de guerre est « Jésus seul ! Rien que lui. » Le grain de sable est obscur en ce monde mais en l’autre il deviendra « brillant et lumineux. » Obscur signifie insignifiant, tout petit. « Le grain de sable est si petit que si il voulait mettre une autre que lui dans son cœur il n’y aurait plus de place pour Jésus. » La petitesse thérésienne consiste à s’effacer pour laisser toute la place à Jésus.

   Agnès glisse un papier sous la porte de Thérèse, « Merci à l’agneau chéri d’avoir fait de nouveau entendre à l’agnelet la musique du Ciel » (55), qui exacerbe son désir de souffrir pour Jésus, « Oui, je les désire ces angoisses du cœur, ces coups d’épingles dont parle l’agneau. »

   Ces mots nous effraient parce que nous ne percevons pas leur profondeur. Thérèse aspire de toutes ses forces à l’union divine. Son désir de rechercher les peines plus que les satisfactions est à la mesure de son amour pour Jésus. C’est une élève très appliquée de saint Jean de la Croix. Il sera difficile de poursuivre notre lecture des Lettres sans avoir à l’esprit l’enseignement de ce grand maître de la vie spirituelle. Le moment est venu d’ouvrir « La montée du Carmel », Livre I, chapitre 13, pour citer une page sans laquelle nous risquerions d’interpréter faussement les propos de Thérèse. Le saint Docteur de l’Eglise s’adresse aux religieux et religieuses qui « sont déjà dépouillés des choses de ce monde »  « pour leur apprendre à se laisser porter par Dieu » (Prologue). La condition préliminaire est « d’entretenir un désir habituel d’imiter le Christ en toutes choses, en se conformant à sa vie, qu’il faut étudier afin de la reproduire et de se comporter en tout comme il se comporterait lui-même. » Des formules frappées du sceau de la radicalité présentent la voie courte pour parvenir à « l’acquisition de très hautes vertus ». Nous les citons pour comprendre l’ascèse intérieure à laquelle se soumet Thérèse en vue de s’unir à Jésus. Celle qui s’y adonne est dans l’amour. Elle veut étreindre le plus vite possible son Bien-aimé.

           Viser toujours :

Non au plus facile, mais au plus difficile ;

Non au plus savoureux, mais au plus insipide ;

Non à ce qui est agréable, mais à ce qui est moins agréable ;

Non à ce qui repose, mais à ce qui coûte ;

Non à ce qui console, mais à ce qui désole ;

Non au plus, mais au moins ;

Non au plus élevé et au plus précieux, mais au plus bas et au plus méprisé ;

Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir ;

Non à rechercher ce qu’il y a de meilleur, mais ce qu’il y a de pire ; et désirer entrer pour l’amour du Christ dans le total dépouillement, dans le vide et le dépouillement de tout de qu’il y a dans le monde.

   Quelles sont les dispositions qui doivent accompagner ces avis ? « Tout cela, l’embrasser avec ardeur et s’accoutumer à le vouloir. Si on le pratique de tout son cœur, on y trouvera très promptement beaucoup de plaisirs et de consolations, pourvu toutefois que l’on procède avec ordre et discrétion. »

   Poursuivons notre lecture commentée des Lettres.

   « Qu’importe au petit roseau (Thérèse) de plier, il n’a pas peur de se rompre. » (L.55) Pourquoi le roseau n’a-t-il pas peur de se rompre alors qu’il plie dangereusement ? Thérèse se drape du verset 3 du Psaume 1 : « Car il a été planté au bord des eaux. » Elle s’approprie cette image et la développe. « Au lieu d’aller toucher la terre, quand il plie il ne rencontrera qu’une onde bienfaisante qui le fortifie et lui fait désirer qu’un autre orage vienne à passer sur sa frêle tête. » Les bourrasques de vent et les orages le plient mais le petit roseau constate que se ploiement l’approche « d’une onde bienfaisante ». Les souffrances endurées ne brisent pas Thérèse (« il ne saurait se briser »). Elle les accueille comme des caresses du Seigneur, « quelque chose qui lui arrive, il ne veut voir que la douce main de son Jésus. » Le roseau ne se courbe presque pas sous « les petits coups de vent » alors que « les grandes tempêtes » le plient. C’est en se pliant qu’il touche l’onde bienfaisante. C’est pourquoi « les petits coups de vent sont plus insupportables que les grandes tempêtes » parce qu’ils « ne le font pas plier assez bas ».

   Nous croirions facilement que Thérèse fuit les petites épreuves (« des piqûres d’épingles ») pour s’exposer aux grands vents qui balaient tout. C’est plus subtil. Thérèse ne recherche pas les consolations y compris celles (« onde bienfaisante ») qui viennent au terme des grandes tempêtes. Elle préfère les piqûres d’épingles parce que précisément les légers vents maltraitent le roseau sans jamais l’approcher des eaux. Elle n’est pas l’apôtre de la souffrance pour la souffrance. Elle veut se tenir dans l’amour et tout supporter sans rien attendre en retour. C’est un peu ce que disait saint François de Sales : « Il faut rechercher le Dieu des consolations et non les consolations de Dieu. »

   Le saint Docteur du Carmel enseignait une voie de renoncement du tout au tout pour parvenir au Tout. Il ajoutait : « On y trouvera très promptement beaucoup de plaisirs et de consolations. » Thérèse qui ne veut rien sinon aimer toujours plus s’avance courageusement sur ce chemin. Vérifiera-t-elle cet enseignement ?

Thierry Cazes

... à suivre  ....